Traque
Kelley Armstrong
Les loups-garous Elena Michaels et Clayton Danvers sont les protagonistes des deux premiers tomes de la série Femmes de l’Autremonde, et sont des personnages récurrents des romans parus ultérieurement.
Il fallait que je me débarrasse du cabot.
Le plus simple aurait été de le tuer, mais malheureusement, c’était hors de question. Si Elena l’apprenait, elle péterait un plomb. J’en entendrais encore parler dans dix ans : « Clay n’a même pas pu tenir jusqu’au bout de notre lune de miel sans buter quelqu’un. »
Elle le dirait en rigolant… dans dix ans. Mais sur l’instant, elle serait furax. Elle soutiendrait qu’il y avait d’autres moyens de régler le problème. Je n’étais pas de cet avis. Le cabot savait qu’on était en ville et qu’en restant dans les parages, il mettait sa vie en jeu. S’il s’était fondu dans l’ombre et s’était tenu à carreau, j’aurais fermé les yeux. Après tout, c’était ma lune de miel.
Même s’il s’était contenté de camper sur ses positions en refusant de se planquer, je n’en aurais pas fait tout un plat. Je lui aurais défoncé la gueule, ça oui. J’y étais obligé par la Loi de la Meute. Et la Loi spécifiait que tout loup-garou étranger devait céder son territoire à un membre de la Meute. Injuste, peut-être, mais si on laissait un seul cabot transgresser la règle, l’instant d’après, ils débarqueraient tous à Stonehaven et frapperaient à la porte en demandant s’ils pouvaient utiliser les toilettes.
Mais ce cabot ne cherchait pas à se faire discret. Il ne défendait même pas son territoire. Il suivait Elena. Il nous avait filés toute la matinée, et à présent, il était assis au fond du restaurant, reluquant ses fesses alors qu’elle était penchée au-dessus du buffet.
Quand vous avez pour compagne la seule loup-garou femelle qui existe, vous finissez par avoir l’habitude de voir les autres loups lui tourner autour. Cela faisait dix-huit ans que je supportais cette situation, ou plutôt que je laissais Elena la gérer. Elle n’appréciait pas qu’on se mêle de ses affaires. Elle était parfaitement capable d’en découdre et le prenait très mal si je lui en volais l’occasion. Mais c’était notre lune de miel et il était hors de question que je laisse ce cabot nous la gâcher.
Lorsque Elena regagna la table, il eut la présence d’esprit de s’occuper à ronger un travers de porc.
— Ça va ? demanda-t-elle en se glissant sur le siège. Tu n’as pas décroché un mot depuis qu’on est revenus de l’Arche.
C’était là que le cabot avait commencé à nous suivre.
— J’étais affamé, c’est tout. Ça va mieux, maintenant.
— J’espère bien. Tu t’es resservi trois fois. (Elle beurra son bout de pain, puis me dévisagea.) Tu es sûr que tout va bien ?
— Je ne sais pas… (Haussant les épaules, je fis mine de m’enfoncer dans mon siège, puis plongeai vers son assiette pour lui faucher une tranche de bacon que j’avalai goulûment.) Non, j’ai encore faim.
Elle brandit sa fourchette.
— Bas les pattes, sinon…
J’attrapais un second morceau, mais d’un geste trop lent cette fois, et elle me planta le couvert en travers de la main.
— Je t’avais prévenu, dit-elle en riant.
La femme assise à la table voisine nous regarda d’un air épouvanté. Elena jeta un coup d’œil dans sa direction. Cinq ans auparavant, elle aurait rougi. Dix ans auparavant, elle aurait cherché une excuse pour s’en aller. Là, elle se contenta de murmurer un petit « oups » d’une voix penaude, et s’attaqua à ses pommes de terre.
J’allai me resservir, luttant contre la tentation de passer devant la table du cabot. Dehors, il avait fait exprès de rester sous le vent, mais là, il était à moitié caché derrière un pilier, trop loin pour que son odeur parvienne jusqu’à nos narines. Pour l’instant, j’allais lui laisser croire qu’il était en sécurité, que je ne l’avais pas remarqué.
À mon retour, Elena me dit :
— Je sais où on pourrait aller. Dans la file d’attente, j’ai entendu quelqu’un parler d’un parc national. Ça pourrait être sympa. (Ses yeux bleus étincelèrent.) Bien sûr, ce serait plus sage de ne pas s’y rendre en plein jour, avec tous ces gens qui flânent dans les allées.
— Ce serait plus sage, en effet. (J’entaillai un pavé de viande avant de lui adresser un clin d’œil.) Bon. Cet après-midi, alors ?
Elle sourit jusqu’aux oreilles.
— Parfait.
Quand on en vient à reprendre la routine quotidienne alors qu’on est en pleine lune de miel, c’est qu’il y a de l’eau dans le gaz. Si Elena me proposait d’aller courir pour la deuxième fois en si peu de temps, cela devait vouloir dire qu’elle s’ennuyait et faisait tout son possible pour ne pas le montrer.
Les deux premiers jours s’étaient très bien passés. Avec deux jumeaux âgés de deux ans à la maison, les rares fois où l’on sortait, c’était lorsque notre Alpha, Jeremy, nous envoyait sur la piste d’un cabot qui faisait du grabuge. Être en mission ne signifiait pas qu’on ne pouvait pas s’amuser. Rien de tel que faire l’amour comme des bêtes pour fêter dignement le succès d’une chasse. Ou pour évacuer la frustration d’un échec. Ou pour apaiser l’excitation qui précédait.
Mais ce n’était pas désagréable non plus de sauter toute la partie « traque, capture, mutilation » et d’être capable d’aller directement dans une chambre d’hôtel pour s’y barricader. Cependant, on n’avait pas tenu longtemps sans que l’envie de sortir nous démange, et quand on avait mis le pied dehors, on avait découvert une faille dans la destination qu’on avait choisie pour convoler : il n’y avait pas grand-chose à faire.
De retour à l’hôtel, on passa un coup de fil aux enfants. Ou plutôt, ils nous écoutèrent leur poser des questions, et Jeremy se fit l’interprète de leurs réponses. Malgré le bonheur qu’on éprouvait à les appeler quotidiennement, on passait la majeure partie de l’appel à redouter l’inévitable : « Maman ? Papa ? Maison ? » Ou, dans le cas de Kate : « Maman ? Papa ? Maison ! » Jeremy parvint à nous épargner ça, cette fois. Il interrompit la conversation dès que Logan demanda « Maman où ? » et confia nos mouflets à Jaime, sa petite amie venue lui rendre visite.
Puis Jeremy et Elena commencèrent à parler des enfants et à discuter des dernières nouvelles en provenance de la Meute ou du conseil. En temps normal, je tendais l’oreille et donnais mon opinion – qu’ils la veuillent ou non –, mais ce jour-là je m’esquivai, prétextant d’aller chercher une carte du coin et une bouteille d’eau au rez-de-chaussée.
J’étais à peu près sûr que le cabot ne nous avait pas suivis, mais préférais explorer les environs pour en avoir le cœur net. On avait marché jusqu’à l’Arche, puis jusqu’au restaurant, ce qui voulait dire qu’on avait dû regagner l’hôtel à pied. Il avait donc eu toute liberté de nous emboîter le pas. Prendre un taxi aurait réglé le problème, mais si j’avais proposé de passer du temps cloîtré dans un véhicule avec un étranger, Elena aurait immédiatement appelé Jeremy, paniquée à l’idée que mon bras s’était de nouveau infecté et que j’étais en train de sombrer dans le délire.
Par conséquent, j’avais suggéré de faire un détour. Le cabot n’avait pas suivi. Il avait peut-être changé d’avis. S’il avait entendu les rumeurs sur mon compte, il devait savoir qu’il courait droit à une mort lente et douloureuse. Cela dit, s’il les avait crues, il aurait dû filer dès le moment où il avait croisé notre route. Donc, même si j’espérais qu’il avait abandonné, je restais méfiant.
Je m’emparai d’une brochure sur les parcs nationaux, la fourrai dans ma poche arrière, puis me dirigeai vers la sortie pour faire le tour de l’hôtel. Je parcourus cinq pas avant d’être assailli par son odeur. Je m’arrêtai pour lacer mes baskets et jetai un coup d’œil autour de moi.
Le salaud se trouvait juste de l’autre côté de la rue. Il était assis sur un banc en face de l’hôtel, occupé à lire un journal. Culotté ? Ou simplement trop jeune et inexpérimenté pour savoir que je pouvais le flairer de là où j’étais ?
Me relevant, je m’abritai les yeux, faisant mine de contempler les vitrines des magasins. Lorsque je me retournai dans sa direction, il se cacha derrière son journal, mais d’un geste lent. Culotté. Et merde.
En temps normal, j’aurais été ravi de montrer à un jeune cabot impudent ce qui m’avait valu ma réputation. À cet âge-là, une bonne raclée suffisait. Mais bordel, c’était ma lune de miel.
Je traversai la rue et m’engouffrai dans la première ruelle venue.
Le cabot pouvait réagir de deux façons, selon la raison qui le poussait à filer le train à Elena. Soit c’était un prétexte très maladroit pour me défier. Totalement idiot : n’importe quel loup savait que sa compagne n’allait pas lever la queue devant le premier jeune mâle qui croiserait son chemin. Seul un humain piquerait une crise de jalousie et provoquerait son rival en duel. Mais si son but était de m’inciter à attaquer en premier, alors il me suivrait dans l’allée.
Soit il lui courait réellement après. Il ne serait pas le premier cabot à s’imaginer qu’elle puisse vouloir d’un nouveau partenaire.
Je m’éloignai suffisamment dans la ruelle pour sortir de son champ de vision, puis rebroussai chemin en rasant le mur, invisible dans l’ombre. Je m’arrêtai lorsque j’aperçus la porte de l’hôtel. Au bout de quelques minutes, un klaxon retentit et une silhouette s’élança à travers le flot incessant des voitures. C’était le cabot, qui fonçait droit en direction de l’hôtel.
Je fis le tour du pâté de maisons, puis empruntai la porte de service, à côté de l’accueil. Je restai tapi là, à moitié caché par une énorme plante artificielle. La puanteur des fougères en plastique étouffait tout le reste. Je jetai un coup d’œil à travers les feuilles. Il était là, à l’autre bout du comptoir, toisant le personnel d’un air menaçant. Espérait-il obtenir le numéro de notre chambre ? Je sortis de ma cachette. Au moment même où il se retourna, je vis une queue-de-cheval blond pâle traverser le lobby. Elena.
Je détournai le regard du cabot avant qu’il s’aperçoive que je l’avais repéré. J’ouvris la bouche pour appeler Elena, puis me ravisai. Si elle me voyait, elle viendrait vers moi. Mieux valait la laisser poursuivre et la rejoindre une fois qu’elle aurait passé la porte.
Merde. C’était par là qu’il était entré. Son odeur devait encore y flotter, et Elena avait le flair le plus développé de tous les loups-garous que je connaissais. Je m’avançai vers elle d’un pas vif pour lui barrer la route. Elle aperçut le présentoir à brochures et se dirigea dans cette direction.
— Elena !
Sortant le guide de ma poche arrière, je l’agitai devant elle. Puis, je me déplaçai vers la gauche pour lui masquer la vue du cabot. Elle ne pouvait pas le flairer à cette distance, mais comme elle était responsable des dossiers sur les cabots, elle risquait de le reconnaître.
— J’ai déjà un plan, dis-je. J’étais en train de chercher de l’eau, mais je ne trouve pas de distributeur…
Elle désigna le magasin de souvenirs.
— Quel couillon. Bon, on en chope une et on y va.
Du coin de l’œil, je vis le cabot nous observer. Elena tourna la tête dans sa direction, comme si elle sentait quelque chose. La saisissant par le coude, je la fis pivoter vers le magasin.
Elle retira doucement mes doigts de son bras.
— Je cherche…
— La boutique est derrière toi.
— Sans blague ? C’est moi qui te l’ai montrée. Je cherche l’entrée du parking. J’allais dire qu’on pourrait boire un verre en chemin. C’est trop cher ici.
— Parfait. Je veux dire, d’accord. L’escalier est par là, près de l’ascenseur.
Elle hocha la tête et me laissa ouvrir la marche.
Le parc n’étant pas bondé, il était facile d’éviter les humains. Cela enlevait un peu de piment à la chose, mais c’était toujours agréable de courir dans un nouvel endroit.
On passa la majeure partie de l’après-midi sous forme animale, explorant, jouant, et s’ouvrant un féroce appétit pour la chasse. On avait repéré la piste de quelques cerfs, mais notre chahut avait effrayé le petit troupeau, qui s’était précipité à l’abri. C’était sans doute mieux ainsi ; ce n’était pas le style d’endroit où une carcasse éventrée aurait pu passer inaperçue et on se serait sentis coupables plus tard, sachant qu’on avait frôlé la limite entre l’acceptable et l’inacceptable. On décida de s’attaquer à des lapins, du genre de ceux qu’on trouve dans les espaces protégés : abrutis et engraissés par le manque de prédateurs naturels.
Ce casse-croûte ayant suffi à apaiser nos estomacs affamés sans nous endormir, on reprit nos jeux, cette fois plus vigoureusement, poussant des grondements plus féroces, mordant au lieu de mordiller, griffant jusqu’au sang, jusqu’à l’inévitable conclusion : une Mutation rapide, et du sexe brut et sauvage, qui nous laissa couverts d’éraflures et de contusions, heureux et somnolents, étendus côte à côte sur le tapis de la forêt, nos pieds entremêlés.
J’étais allongé sur le dos, m’abritant les yeux du soleil qui filtrait à travers les arbres, trop paresseux pour me déplacer hors de sa portée. Elena était couchée sur le ventre, contemplant une fourmi arpenter sa paume tendue.
— Et si on faisait escale ailleurs ? demandai-je.
Elle fronça les sourcils, l’air de me demander « Quoi ? ».
— Eh bien, je sais que notre lune de miel ne s’annonce pas comme tu l’espérais…
— Cet après-midi était parfait. (Elle sourit et frotta son pied contre le mien.) Je passe un très bon moment, mais si ce n’est pas le cas pour toi…
Qu’est-ce que je pouvais répondre à cela ? Non, chérie, notre lune de miel est nulle à chier. Je m’emmerde et je veux aller ailleurs.
Si je l’avais vraiment pensé, je ne me serais pas gêné pour le dire, même si, étant donné qu’on était au beau milieu d’une escapade romantique, il aurait sans doute fallu que je le formule d’une manière plus nuancée. Non, fuir devant la menace me faisait grincer des dents, mais cela valait mieux que de laisser ce cabot tout gâcher. Toutefois, à choisir entre rester et laisser entendre à Elena que je me faisais chier, mon petit doigt me disait que la première option – même si elle impliquait que je me batte avec un loup-garou plus jeune et plus costaud – était bien moins risquée.
— Moi, ça va. C’est juste que tu avais l’air de… t’ennuyer tout à l’heure.
Une lueur d’inquiétude étincela dans son regard, et elle s’empressa de m’assurer que ce n’était absolument pas le cas. J’aurais dû m’en douter. À n’importe quel autre moment, Elena n’aurait eu aucun mal à l’admettre. Mais là, c’était différent. Une lune de miel était un rituel, donc une somme de règles à observer. Avouer qu’elle ne s’éclatait pas aurait dérogé à chacune d’entre elles.
Peu de temps après notre rencontre, je m’étais rendu compte que, tandis qu’elle luttait pour se conformer aux coutumes et aux attentes de la société humaine, il y avait certains aspects auxquels elle adhérait sans réserve, à tel point que ça frisait la vénération. Les rituels en faisaient partie. Comme Noël, par exemple. Demandez à Elena d’apporter des cookies à un pique-nique et elle les achètera à la boulangerie, puis les balancera dans une boîte en fer-blanc pour qu’ils aient l’air d’avoir été faits maison. Mais à partir de la mi-décembre, elle se lancera dans une sorte de frénésie pâtissière dont elle savourera chaque minute parce que c’est Noël.
Quand on avait évoqué le fait de rendre notre union officielle pour le bien-être des gamins, je m’étais attendu à ce qu’elle exige tout le décorum qui allait avec : un vrai mariage, le genre dont elle avait rêvé dix-huit ans auparavant quand on avait acheté les alliances, le visage illuminé de rêves de robe blanche et d’un avenir aussi radieux que dans les contes de fées.
Au lieu de cela, elle avait écopé d’une morsure à la main et le rêve avait viré au cauchemar.
Je ne cherche pas à légitimer ce que j’ai fait. La vérité, c’est qu’une décision d’une demi-seconde peut bouleverser votre vie entière, et que cela ne change rien que vous juriez de ne plus recommencer ou de ne rien avoir prémédité. Il suffit d’un rien : un instant de panique intense où une solution point soudain à travers les ténèbres et vous la saisissez… pour la voir se réduire en cendres dans votre main. Il n’y a pas d’excuse à ce que j’ai fait.
Une fois que j’avais mordu Elena, il lui avait fallu onze ans pour me pardonner. Mais oublier lui était impossible. Le souvenir était toujours là, tapi dans l’ombre.
Quand Elena avait opposé son véto au mariage, j’y avais encore vu l’influence des mœurs humaines : elle se sentait mal à l’aise du fait qu’on avait déjà des enfants. Alors, j’avais décidé d’en organiser un en douce. Une surprise. Jeremy m’en avait dissuadé et c’était à ce moment-là, tandis qu’il se répandait en explications vaseuses et tournait autour du pot, que la véritable raison m’était finalement apparue. Le mariage était inconcevable parce que chaque étape – de l’envoi des faire-part à l’échange des vœux – ne ferait que lui rappeler celui qu’elle avait planifié si longtemps auparavant, et l’enfer qu’elle avait traversé quand tout s’était écroulé.
Mais la lune de miel était un élément du rituel dont nous n’avions jamais discuté. Alors, si le mariage était hors de question, je pouvais au moins lui offrir ce cadeau.
Je m’étais occupé de tous les préparatifs, œuvrant comme un damné pour que tout soit parfait. Ma façon de lui dire que j’avais tout fait foirer dix-huit ans plus tôt, et que j’avais une chance folle qu’on soit parvenus à un stade où une lune de miel était ne serait-ce qu’envisageable.
Le cabot refit surface au cours de la soirée, gâchant mon second repas de la journée. Et pas un simple repas cette fois, mais un dîner spécial dans un restaurant si huppé que j’avais dû – enfin, que Jeremy avait dû – réserver la table plusieurs semaines à l’avance. C’était un de ces endroits où la lumière était si tamisée que je me demandais comment faisaient les humains pour voir où planter leur fourchette ; des portions anémiques perdues dans une assiette remplie de garnitures non comestibles. Mais c’était romantique. Du moins, c’était ce que le guide affirmait.
Ce restaurant correspondait aux attentes d’Elena, et c’était tout ce qui importait. Elle s’extasiait devant les plats alambiqués, les vins raffinés, le personnel obséquieux… puis se gaverait de pizza une fois de retour dans la chambre, mais cela me convenait parfaitement. Jusqu’à ce que le cabot fasse son apparition.
Alors que je revenais des toilettes, il pénétra dans le lobby pour demander son chemin au maître d’hôtel. Je croisai son regard. Il sourit et sortit d’un pas nonchalant.
Je savais que j’aurais dû laisser tomber, m’occuper de lui plus tard. Mais je ne pouvais pas savourer mon dîner en sachant qu’il rôdait au-dehors. Et si j’étais de mauvaise humeur, Elena le serait aussi, et on se lancerait dans une dispute. Elena me demanderait pourquoi je l’avais emmenée dans un endroit que je détestais si c’était pour faire la gueule pendant tout le repas. J’étais déterminé à aller jusqu’au bout de ce voyage sans engueulade – ou du moins à ne pas en provoquer.
J’attendis que le maître d’hôtel escorte un couple dans la salle à manger et me lançai à la poursuite du cabot.
Je le trouvai qui m’attendait dans l’allée, derrière le restaurant. Il était adossé au mur, chevilles croisées, les yeux clos.
Qui peut bien élever ses gosses de cette manière ? C’était le problème, avec les cabots. Pas tous, je l’admets. Certains enseignent à leurs fils le b.a.-ba de la survie, et une poignée font leur boulot avec autant de sérieux que n’importe quel loup de la Meute, mais la grande majorité s’en fiche éperdument. Au moins, quand vous faites partie d’une Meute, si votre père ne vous apprend pas à vous comporter correctement, quelqu’un d’autre s’en charge.
Devant moi se trouvait un parfait exemple du manque de compétences parentales chez ces créatures : un gamin assez idiot non seulement pour me défier, mais pour feindre une confiance en lui presque blasée, et baisser la garde dans l’espoir que cela lui donnerait l’air cool. Je n’avais plus le choix ; il fallait que je lui donne une leçon, tout ça parce que son père n’avait pas pris la peine de l’avertir qu’il ne fallait surtout pas me chercher des noises.
Les loups-garous se forgent une réputation à travers toute une série de défis. Vingt-sept ans auparavant, quand j’avais voulu protéger Jeremy lors de son ascension à la tête de la Meute, je n’avais pas eu de temps à y consacrer. Alors, j’avais scellé ma renommée par un seul et unique acte. Un acte décisif qui ne manquerait pas de convaincre tous les cabots foulant ce continent que le tristement célèbre enfant loup-garou était devenu un fou dangereux. Pour atteindre Jeremy, il leur fallait en découdre avec moi et, après ce que j’avais fait, peu avaient osé s’y risquer.
Je ne pouvais qu’espérer que ce cabot ne s’était pas rendu compte de qui j’étais, et qu’une fois qu’il aurait compris, l’affaire se réglerait par de pitoyables excuses et une bonne petite rouste – après laquelle je pourrais retourner à ma lune de miel.
Je m’avançai et me plantai en face de lui.
Il ouvrit les yeux, s’étira et fit semblant de bâiller.
— Clayton Danvers, je suppose ?
Adieu mes illusions…
Je le dévisageai. Au bout d’un moment, il se redressa en se dandinant comme un étudiant de première année que j’aurais chopé en train de dormir en plein cours.
— Quoi ? demanda-t-il.
Je l’inspectai des pieds à la tête en plissant les yeux.
— Quoi ? insista-t-il.
— J’essaie de déterminer ton problème.
Son large visage se plissa en une grimace qui lui étira les lèvres, m’offrant un échantillon de son haleine, qui manifestement ignorait l’existence des bains de bouche.
— Alors, c’est quoi ? demandai-je. Cancer, fièvre hémorragique, rage…
— Mais de quoi tu me causes ?
— Tu es bien atteint d’une maladie mortelle, n’est-ce pas ? Voué à une lente et terrible agonie ? Parce que c’est la seule raison qui pousserait un cabot à peine sorti de sa première Mutation à me défier : l’envie de mettre un terme rapide à une existence insupportable.
Il laissa échapper un petit rire sifflant.
— Ah ah ! Très drôle. Est-ce que ça marche souvent ? L’intimidation pour éviter le combat ? Parce que c’est la seule raison qui expliquerait qu’un gringalet de ton espèce ait une réputation de dangereux psychopathe.
Il se rapprocha, en se redressant de toute sa taille, juste pour me prouver, au cas où je ne l’aurais pas remarqué, qu’il me dépassait d’une dizaine de centimètres et pesait bien vingt kilos de plus que moi. Ce qui ne faisait pas de moi un avorton pour autant. Quand j’étais jeune, j’étais plutôt petit pour mon âge, mais je m’étais rattrapé par la suite. Pourtant, les cabots aimaient à insister sur le fait que je n’étais pas le colosse qu’on prétendait, comme si je les avais déçus.
— Tu as bien un papa, n’est-ce pas ? demandai-je.
Il esquissa une nouvelle grimace.
— Quoi ?
— Tu as bien un père, non ?
— C’est une insulte, chez la Meute, ou quoi ? Bien sûr que j’ai un père. Theo Cain. Tu as peut-être entendu parler de lui.
Je connaissais les Cain. J’avais tué l’un des leurs au cours d’un soulèvement contre la Meute.
— Et ton papa ne t’a jamais mis en garde contre moi ? Il ne t’a pas montré les photos ?
— Pfff… (Il leva les yeux au ciel.) Ouais, j’en ai entendu parler. Des photos d’un type que tu as charcuté à coups de machette.
— De tronçonneuse.
— Si tu le dis. C’est des conneries, de toute façon.
Je me déplaçai sur le côté, éloignant mon nez de sa bouche.
— Et le témoin ? Il est toujours vivant, aux dernières nouvelles.
— Un type que t’as payé.
— Et les photos ?
— Photoshop.
— Ça s’est passé il y a presque trente ans.
— Et alors ?
Je secouai la tête. Le problème avec les crétins, c’est qu’on ne peut pas les raisonner. Je n’aurais fait que perdre mon temps, alors que mon repas refroidissait et qu’Elena était en train de passer notre dîner aux chandelles toute seule.
Oh, et puis merde.
J’inspectai la ruelle sombre. Jamais de benne quand on en a besoin. Je jetai un coup d’œil aux poubelles, puis à Cain, jaugeant sa corpulence…
— Bon, on se bat, oui ou merde ? demanda-t-il.
— Quoi ?
— Tu sais. Mano a mano. Un combat à mort – la tienne, bien sûr. J’ai hâte de mettre la main sur le butin. (Il glissa la langue entre les dents.) Hmm. J’ai un faible pour les blondes au petit cul bien ferme, et ta nana est pas mal, dans le genre. Je suis sûr qu’un peu retapée, elle sera parfaite.
— Retapée ?
— Tu sais. Maquillée. Et puis faudra virer la queue-de-cheval. Troquer le jean contre une jolie minijupe pour montrer ses gambettes. Il faut faire gaffe à ce genre de choses, sinon elles ont tendance à arrêter de prendre soin d’elles, à se laisser aller. Bien sûr, elle est déjà jolie, mais avec un peu d’efforts, ce serait une vraie bombe.
Je secouai la tête.
— Quoi ? dit-il. T’as jamais essayé ?
— Pour quoi faire ?
— Ben pour essayer !
J’ouvris la bouche, puis la refermai. Encore une perte de temps. Il ne comprendrait pas mon point de vue, pas plus que moi le sien.
— Alors, tu crois que, si tu me tuais, tu aurais Elena ?
— Bien sûr. Qu’est-ce qui m’en empêcherait ?
— Si je ne devais pas mourir pour ça, je serais tenté de te laisser faire, juste pour te voir lui dire ça.
— C’est ça, ouais. (Il pivota sur ses talons.) Finissons-en. J’espère que t’as apporté ta tronçonneuse, parce que sinon, ça va être beaucoup moins drôle que je l’espérais, avec ton bras en miettes.
Je me figeai, puis levai lentement les yeux, croisant son regard.
— Mon bras ?
— Ouais, Brian McKay m’a dit que tu lui avais bousillé les couilles l’année dernière parce qu’il avait passé du bon temps avec une pute. Il a raconté que tu avais un problème à un bras, que tu ne te servais que de l’autre. Tyler Lake m’a dit que c’était lui qui t’avait fait ça, pour se venger de ce que tu avais fait à son frère.
— Ah ouais ? Est-ce qu’il a mentionné de quel bras il s’agissait ? Celui-ci ?
Je le saisis par la gorge et le clouai au mur, serrant jusqu’à ce que son visage vire au pourpre et que les yeux lui sortent de la tête.
— Ou est-ce que c’était celui-là ?
Je lui balançai un coup de poing dans la mâchoire. L’os et les dents craquèrent. Il voulut pousser un cri, que la pression de ma main contre sa trachée réduisit à un gémissement.
Je le fis glisser le long du mur, jusqu’à ce que son visage soit au niveau du mien et me penchai, nez contre nez.
— J’aimerais croire que ça t’apprendra à ne pas te fier aux rumeurs, mais tu as le cerveau un peu ramolli, hein ? Il va falloir que je…
Un bruit sourd à ma gauche m’arrêta net. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule tandis que la porte de service du restaurant s’ouvrait à la volée. On était trois mètres plus loin, et le battant nous dissimulait. Je maintins Cain immobile tout en restant à l’affût du moindre bruit ou mouvement, prêt à le traîner dans la ruelle si un pied apparaissait sous la porte.
J’entendis le claquement de couvercles de poubelles. Elles étaient juste à côté de la porte. Inutile de sortir. Il n’y avait qu’à balancer les sacs…
Cain laissa échapper un couinement – le son le plus fort qu’il était en mesure de produire. Puis il se mit à se cogner la tête contre la fenêtre barricadée derrière lui. Je resserrai ma prise, lui jetant un regard noir pour lui signifier d’arrêter. Un pied apparut sous la porte. Quelqu’un sortait. Je lâchai le cabot et fonçai me réfugier au coin de la ruelle.
— Hé ! Hé, vous là-bas !
Je me pressai contre le mur. Des pas résonnèrent. Un homme invectiva Cain, le prenant pour un ivrogne. Il bredouilla une histoire d’agression, peinant à parler avec sa mâchoire brisée.
Je serrai les dents. C’était déjà assez méprisable de mettre un terme au combat en alertant les humains. Mais tenter de les mettre sur ma piste ? Là, c’était de la lâcheté caractérisée.
Je balayai cette pensée et m’en allai, avant que quelqu’un ne se mette en quête de l’« agresseur » de ce minable.
De retour au restaurant, je mourais d’envie d’aller faire un tour aux toilettes pour me laver de la puanteur de Cain. Mais j’étais parti depuis déjà trop longtemps. Alors, j’attrapai une serviette en lin sur une desserte, essuyai le sang de mes mains pendant que je traversais la salle, et jetai le linge sur une table qui n’avait pas été débarrassée.
Elena leva les yeux des restes de son repas.
— Ah, te voilà ! dit-elle en souriant. J’ai cru que tu étais parti manger un morceau en douce.
— Non. (Je m’emparai de ma veste posée sur ma chaise et l’enfilai, afin d’empêcher l’odeur du cabot de se propager, tout en masquant les taches de sang.) C’est juste un truc que j’ai eu du mal à digérer.
— Le déjeuner, je parie. C’est le problème, avec les buffets : plein de nourriture, mais rien de bon. Bien, j’imagine qu’un dessert est hors de question ?
Je secouai la tête.
— Donne-moi juste une seconde pour finir de dîner.
Notre hôtel n’étant qu’à quelques rues du restaurant, on fit la route à pied. En chemin, je dus changer de côté chaque fois qu’on tournait au coin, en prenant soin de rester sous le vent par rapport à elle, et en laissant trente centimètres de distance entre nous. Elle ne parut pas surprise. Aucun de nous n’était trop enclin aux câlins en public, alors elle ne s’attendait pas à ce que je lui prenne la main.
Le stratagème fonctionna… jusqu’à ce qu’on regagne la chambre. Elle s’appuya contre moi pendant qu’elle se déchaussait, puis me caressa l’arrière de la jambe, en me souriant, la tête à l’envers, les cheveux balayant le sol. Elle les rejeta dans son dos lorsqu’elle se releva, remonta la main le long de ma cuisse pour la plonger dans ma poche arrière.
— Alors, on se fait une pizza maintenant ? demanda-t-elle. Ou on s’ouvre d’abord l’appétit ?
Je retirai sa main de ma poche, mêlant mes doigts aux siens, et tendis le bras pour l’empêcher d’approcher suffisamment et sentir l’odeur de Cain sur moi.
— Attends une minute. Je vais aller prendre une douche.
Elle haussa les sourcils.
— Cette nausée au restaurant… Je crois que j’ai dû rouler dans un truc cet après-midi. J’ai la jambe qui me démange horriblement. Laisse-moi m’en débarrasser avant que je te le refile.
Elle inclina la tête, les taches de rousseur s’égrenant en travers de son nez tandis qu’elle me dévisageait, son détecteur de bobards commençant à s’affoler. La Elena de d’habitude m’aurait demandé des comptes, mais la « Elena version lune de miel » s’efforçait d’éviter les confrontations tout autant que moi. Alors, au bout d’un moment, elle haussa les épaules.
— Prends ton temps. Je vais regarder les infos.
Je me passai la main dans les cheveux et levai le visage vers le jet. Mon avant-bras m’élança lorsque l’eau chaude le frappa. Le lendemain, j’allais souffrir d’avoir trop sollicité mon muscle blessé, mais cela en valait la peine si Cain rentrait chez lui avec la preuve que le bras de Clayton Danvers était tout sauf bousillé.
J’avais passé deux ans à faire particulièrement attention, convaincu que personne ne remarquerait que j’utilisais surtout mon bras gauche. J’aurais dû me méfier. Comme les charognards, les cabots détectaient les faiblesses.
Putain de Brian McKay. Si Elena m’avait écouté, on n’aurait pas eu à s’inquiéter qu’il crache le morceau. Quand il avait tué une prostituée à El Paso, Jeremy nous avait envoyés à ses trousses, mais avait laissé Elena décider de son châtiment, comme il le faisait souvent ces derniers temps. Pour moi, la réponse était simple. McKay était une sale vermine qu’il fallait éliminer tant qu’on avait une bonne excuse. Elena avait refusé, et on l’avait laissé s’en sortir avec une bonne raclée. Résultat : il était allé raconter à tout le monde ce qui m’était arrivé au bras.
M’écartant du jet, je m’essorai les cheveux et baissai les yeux vers la croûte grêlée du tissu cicatriciel. Toutes ces années de combat sans la moindre séquelle et qu’est-ce qui me fait finalement flancher ? Une petite égratignure infligée par un zombie en putréfaction. Au pire de l’infection, j’avais failli perdre le bras, alors je n’allais pas me plaindre de quelques lésions musculaires.
Mais si des rumeurs circulaient déjà, il fallait que je les étouffe. Et cela ne suffirait peut-être pas. Le fils de Theo Cain n’était-il que le premier membre d’une nouvelle génération de cabots qui avait entendu des bruits sur mon compte et les considérait comme des légendes urbaines ou, du moins, de l’histoire ancienne ?
Au départ, j’avais scellé ma réputation pour protéger Jeremy. Désormais, j’avais de nouvelles préoccupations : une compagne, des gamins et un bras pourri qui n’irait jamais mieux. Alors, comment allais-je convaincre cette génération de cabots que Clayton Danvers était réellement le dangereux psychopathe contre qui leur père les avait mis en garde ?
Je me frottai le torse à l’aide du gant de toilette, jusqu’à ce que la peau me brûle. Je ne voulais pas revivre toutes ces conneries. Jusqu’où devais-je aller pour qu’on reconnaisse mon statut ? Que pouvais-je faire qui n’aurait pas incité Elena à embarquer les gamins dans un motel en se demandant si j’étais vraiment le type avec qui elle voulait élever ses gosses ?
Elena comprenait pourquoi j’avais charcuté ce cabot à la tronçonneuse. En insistant un peu, il se pourrait même qu’elle admette à contrecœur que c’était une bonne idée. On avait pris soin de l’anesthésier pour atténuer ses souffrances ; le seul intérêt était de faire croire aux autres qu’il avait souffert le martyre. Pourtant, cela ne faisait que quelques années qu’elle avait arrêté de ciller chaque fois que quelqu’un évoquait les photos. Admettre que j’avais pu avoir raison ne signifiait pas qu’elle avait envie de penser à ce que j’avais fait. Et une chose était sûre : elle ne me laisserait jamais recommencer.
Je fermai les robinets et me séchai, me débarrassant des dernières traces de Cain.
En sortant, j’entendis la télévision depuis la pièce voisine. Les informations n’étaient pas terminées. Parfait. Je ne portais aucun intérêt à ce qui se passait dans le coin, ni dans le monde – ça ne regardait que les humains –, mais Elena devait être captivée. Pour capturer son attention, j’allais devoir me montrer inventif… un excellent moyen de me vider la tête de pensées qui n’avaient pas lieu d’être au beau milieu d’une lune de miel.
Me drapant les épaules de la serviette, j’entrouvris la porte pour jeter un coup d’œil au terrain de jeu. Je voyais le lit dans le miroir. Un lit vide, le dessus-de-lit froissé et recroquevillé à l’endroit où Elena s’était allongée pour regarder les informations.
Un commentateur sportif égrenait les derniers résultats. Merde.
J’essayai d’apercevoir le salon dans la glace, mais l’angle n’était pas bon. Tant pis. Si elle avait cessé de regarder les infos, j’avais perdu l’occasion de jouer. Je m’essuyai les cheveux une dernière fois, jetai la serviette sur le sol de la salle de bains, pénétrai dans la suite et m’effondrai sur le matelas en faisant grincer les ressorts.
— J’ai fini. Toujours envie de t’ouvrir l’app… ?
La pièce était vide.
Je m’avançai vers la porte, le cœur battant la chamade tandis que j’essayais de sentir l’odeur de Cain. Je savais que mes craintes étaient infondées. Il n’aurait jamais pu faire sortir Elena… pas sans que les murs et la moquette soient maculés de sang.
Mais s’il avait rôdé de l’autre côté de la porte ? Si elle l’avait entendu, jeté un coup d’œil au-dehors et qu’il avait filé ? Elle se serait lancée à sa poursuite.
J’ouvris la porte et commençai à m’accroupir dans l’embrasure lorsqu’un glapissement me fit sursauter. Au bout du couloir, une femme d’une cinquantaine d’années regagna sa chambre en hâte, piaillant à l’attention de son mari. Sur l’instant, je pensai : « Ben quoi, je n’étais même pas en train de renifler le tapis ? » Puis, je me rappelai que j’étais nu.
Je refermai la porte d’un coup sec et me hâtai vers la salle de bains. Les humains et leur esprit tordu. Si cette femme avait vu Elena se faire traîner à travers le couloir en se débattant, elle se serait dit que ce n’était pas ses affaires. Mais apercevoir un homme nu ? Grands dieux, quelle horreur ! Elle était sans doute au téléphone en ce moment même, en train d’appeler les vigiles.
Une fois la serviette en place, j’entrouvris la porte. Après m’être assuré que la voie était libre, je m’accroupis et flairai la moquette. Aucune trace de Cain. Un bref coup d’œil aux environs, puis, glissant le pied dans l’entrebâillement, je me penchai dans le couloir pour renifler à nouveau. Rien.
Je marquai une pause, le temps de prendre quelques profondes inspirations et chasser la peur. Puis, j’arpentai la pièce en quête d’indices. La réponse était juste devant moi, sur le bureau. Une page arrachée à un calepin. L’écriture tout en boucles d’Elena : « Crabe salé + pas de flotte = saut à la supérette. »
Merde.
J’enfilai un tee-shirt, me disant que Cain avait dû filer depuis longtemps. Je l’avais chopé à la gorge avant qu’il ait pu bouger le petit doigt. N’importe quel cabot sensé en aurait tiré une leçon d’humilité et aurait ravalé sa fierté, quitté la ville et trouvé un médecin pour lui redresser la mâchoire avant d’être défiguré de façon permanente. Mais un cabot sensé ne se serait jamais fourré dans un tel pétrin à la base.
Cain ne nous laisserait tranquilles que le temps de se dégotter des antalgiques. Puis l’humiliation se cristalliserait en rage. Trop lâche pour me prendre en chasse, il frapperait en traître, en s’attaquant à ce qu’il considérait comme mon point faible : Elena, qui venait de sortir seule dans la nuit, sans la moindre idée qu’un cabot l’avait suivie toute la journée, parce que je n’avais pas pris la peine de le lui dire.
Merde.
Pendant que j’enfilais mon jean d’une main, je composai le numéro du portable d’Elena de l’autre. Sa robe, abandonnée sur une chaise, se mit à vibrer. Au-dessous se trouvait, ouvert, le sac qu’elle avait emporté au restaurant, duquel elle avait sorti son porte-monnaie, laissant le sac – et son portable – derrière elle.
J’attrapai mes baskets et me ruai au-dehors.
Je ne pris pas la peine de jeter un coup d’œil à la boutique de souvenirs. Elena avait déjà décrété que l’eau y était trop chère. Jeremy et moi avions peut-être connu des périodes de vaches maigres pendant notre jeunesse, mais Elena savait ce que c’était que de porter trois pulls superposés pendant tout l’hiver parce qu’elle n’avait pas les moyens de s’offrir un manteau. Même si elle aurait désormais pu s’acheter toute la fichue boutique, elle ne leur aurait jamais filé trois dollars pour une bouteille qui n’en coûtait qu’un juste en bas de la rue.
Franchissant la porte d’entrée, je m’arrêtai pour prendre une grande inspiration. Un couple me jeta un regard noir lorsqu’ils durent se lâcher la main pour me contourner. Je scrutai la rue, et passai l’air au crible. Enfin, je la repérai : la faible odeur d’Elena, charriée par le vent. Je me ruai au bas de l’escalier.
Une petite supérette se trouvait au croisement, mais la piste d’Elena traversait la rue et prenait la direction de la ruelle où j’avais attendu Cain en vain cet après-midi. Mais qu’est-ce qui n’allait pas avec ce magasin ? Est-ce que l’eau était trois cents moins chère à trois pâtés de maison de là ? Bon sang, Elena !
Je m’emportais contre elle, mais en fait, c’était à moi que j’en voulais. J’aurais dû la mettre en garde contre ce cabot. Si j’avais vraiment cru que je pouvais garder l’œil sur elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je me faisais des illusions. Elena n’aurait pas compris pourquoi elle ne pouvait pas sortir le soir s’acheter une bouteille d’eau. C’était un loup-garou ; elle n’avait rien à craindre d’un voyou ou d’un violeur. Mais un cabot furibard de deux fois sa taille ? Je me mis à courir.
Au moment même où je pénétrai dans l’allée, je sentis l’odeur de Cain. Il avait dû rester à l’affût devant l’hôtel le temps d’élaborer un plan. Puis, sa proie avait franchi la porte d’entrée… et bifurqué dans la première ruelle obscure.
Le temps qu’il se remette de sa surprise, il avait perdu l’occasion de la rattraper. Elle avait traversé, parcouru quelques dizaines de mètres, puis… coupé à travers une autre artère.
Et merde !
Je courus jusqu’à la ruelle, puis m’arrêtai net. Cain se tenait à l’autre bout, me tournant le dos, le regard rivé sur un point de l’autre côté de la route. Elena.
J’aurais pu le diriger vers elle pour qu’elle le cueille… si elle avait su à quoi s’attendre. Je fis le tour par une contre-allée, espérant le prendre de court. Presque parvenu au bout, je me faufilai dans l’ombre.
Elena était encore là. Je sentais sa présence, et ce calme viscéral qui l’accompagnait toujours.
Les rues et les trottoirs étaient déserts. Notre hôtel était situé dans un quartier d’affaires. C’était ce qui nous avait plu quand on l’avait choisi en ligne : entouré de restaurants et autres commodités. Mais en arrivant, on avait découvert que les commodités n’étaient pas si commodes lorsqu’elles fermaient à 17 heures, quand les bureaux se vidaient.
En jetant un coup d’œil au coin d’un bâtiment, je découvris une autre rue tout aussi calme, vide à l’exception d’une passante qui contemplait des vêtements dans la vitrine d’un magasin fermé. Il fallait que je m’assure que c’était bien Elena. Certes, la jeune femme lui ressemblait beaucoup : grande, élancée, vêtue d’un jean et chaussée de baskets, avec des cheveux blond pâle retombant gracieusement sur une veste en jean. Mais occupée à faire du lèche-vitrine ? Le regard rivé sur des tailleurs ? Cette lune de miel devait vraiment l’ennuyer à mourir.
Tandis qu’elle examinait les modèles, elle jetait sans cesse des coups d’œil sur sa droite. Je plissai les yeux pour voir ce qui attirait son attention, mais les lampadaires transformaient la vitre en miroir, réfléchissant la lumière… et la silhouette de Cain de l’autre côté de la rue, derrière elle.
Elle savait qu’il était là. Je poussai un soupir de soulagement. À cette distance, il était impossible qu’elle l’ait entendu. Pourtant elle s’immobilisa, puis pivota juste assez pour me voir.
Elle sourit, et reprit une expression neutre tandis qu’elle reportait son attention sur la vitrine, me faisant signe de ne pas bouger.
Puis elle m’adressa rapidement une série de signaux tout en gardant le regard rivé sur les modèles : elle leva le nez pour inspirer, désigna l’allée sur sa droite et tendit de nouveau la main dans le but de m’avertir qu’un cabot se trouvait dans la ruelle.
Elle effectua encore quelques gestes pour me signifier qu’elle s’en occupait et que je pouvais rester à couvrir ses arrières. Puis, elle s’interrompit en plein geste. Lentement, elle esquissa un sourire, ses dents étincelant dans l’obscurité. En voyant ses lèvres s’étirer, je sus ce qu’elle pensait avant même qu’elle regarde dans ma direction et articule silencieusement : « On joue ? »
Je lui répondis d’un sourire.
Aucun jeu n’est juste – ni amusant, d’ailleurs – si l’un des deux camps ignore qu’il y participe. Elena se chargea donc de faire passer le message au cabot. Elle commença par se tapoter la jambe en tournant la tête dans sa direction, manière subtile de lui indiquer qu’elle l’avait repéré et était impatiente qu’il fasse le premier pas.
Je ne voyais pas le cabot d’où j’étais, mais je l’imaginais campé au bout de l’allée, trépignant, voyant les signaux d’Elena mais craignant de mal les interpréter.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et rejeta les cheveux en arrière, inclinant la tête dans sa direction. Là encore, inutile de voir son expression pour me la représenter. Je l’avais vue assez souvent : lèvres entrouvertes, yeux scintillants sous ses sourcils arqués, regard qui signifiait, en langage humain comme animal : « Bon, alors, tu viens, oui ou non ? »
Cain jaillit de la ruelle à une telle vitesse qu’il trébucha. Elena laissa échapper un rire, un grondement rauque qui m’incita à crisper les jambes pour m’empêcher d’y répondre moi-même. Tandis que Cain retrouvait l’équilibre, elle se tourna vers moi en souriant. Puis elle partit en courant, ses cheveux étincelant derrière elle.
Cain chancela et lui jeta un regard empreint de perplexité et de déception, son côté humain lui soufflant que, si une femme s’enfuit, ce n’est pas bon signe. Elle s’arrêta au croisement suivant et se retourna pour lui faire face.
Il descendit du trottoir. Elle recula lentement d’un pas. Un deuxième pas en avant, un autre en arrière, et ce ne fut qu’au bout de cinq pas de cette danse que l’instinct du loup prit le dessus et qu’il comprit qu’aux yeux d’Elena, s’en aller en courant ne signifiait pas qu’elle fuyait, mais qu’elle le défiait de l’attraper.
Son large visage se fendit d’un sourire. Aussitôt il grimaça, portant la main à sa mâchoire brisée. Lorsqu’il leva les yeux, Elena avait disparu. Il jeta un regard paniqué autour de lui, puis se mit à courir.
Si Elena s’était réellement lancée dans une parade amoureuse, elle aurait laissé tomber Cain au bout de cinq minutes, jugeant qu’il manquait soit de motivation soit de compétence pour la prendre en chasse et que, dans un cas comme dans l’autre, il n’était pas digne de son attention.
Il ne cessait de perdre sa trace et de rebrousser chemin. Parfois, il apercevait un piéton au bout d’une rue et partait dans cette direction avant que son flair lui indique qu’il se trompait de proie. Quand un loup-garou vit désolidarisé d’une Meute, il grandit immergé parmi les hommes, et même s’il ressent les instincts d’un loup, il ne s’y fie pas, incapable de les gérer.
Cain semblait uniquement mû par le désir et l’enthousiasme, ce qui – bien qu’amusant – n’offrait pas grand intérêt en matière de défi… ni de divertissement. Après qu’il fut revenu deux fois sur ma piste – heureusement, sans me remarquer –, Elena décida qu’il était temps de mettre un terme à cette manche du jeu avant que Cain ne comprenne qu’il y avait un troisième joueur. Elle avait l’intention de passer au niveau supérieur de toute façon. Chasser sous forme humaine, c’était comme jouer à chat dans une cour de récré : pas très stimulant… ni très amusant.
Elle le conduisit jusqu’à un parc, près de la rivière, puis fonça dans un bosquet pour procéder à la Mutation. Cain la rattrapa rapidement ; Elena s’était assurée qu’il était sur ses talons. Cette fois, ayant pris conscience de ce qu’elle était en train de faire, il n’avait pas hésité. Après avoir vainement tenté de l’apercevoir nue à travers les buissons, il partit comme un bolide pour trouver un endroit où muter.
Je surveillai Elena jusqu’au moment où j’entendis le premier grognement de Cain, me garantissant qu’il n’allait pas changer d’avis. Puis je me trouvai une cachette et me déshabillai.
Lorsque j’en sortis, Elena était déjà tapie dans l’ombre, la queue battant le sol, impatiente de bondir au-dehors. En m’apercevant à trois mètres, elle souffla doucement et leva les yeux au ciel, l’air de dire : « Prends tes aises, ça risque de prendre un moment. »
J’étais en train de regarder autour de moi lorsque j’entendis une série de bruissements et de craquements en provenance du buisson où s’était caché Cain, ponctués de grognements foncièrement humains. Il venait à peine de commencer.
Elena posa le museau sur ses pattes avant tandis qu’un soupir lui parcourait le corps. Je grognai de rire et partis à grande enjambées pour camper le terrain de jeu.
Perché sur un rocher plat surplombant le chemin, je fronçai le nez lorsque les effluves de la rivière flottèrent jusqu’à mes narines, et salivai à l’odeur du poisson. J’agrippai le bord du rocher de mes pattes avant, puis m’étirai en cambrant le dos, sortant les griffes, les coussinets frottant contre le rebord déchiqueté. Je patientais depuis un bon moment et sentais la douleur envahir mes muscles, m’exhortant à me lever, bouger, courir.
Je m’étirai une nouvelle fois et jetai un coup d’œil en contrebas. C’était l’endroit parfait pour une embuscade. Elena conduirait Cain le long du sentier, et d’un bond, je pourrais satisfaire mon besoin de me dépenser. La poursuite, la chasse, la mise au sol, toutes ces choses bien plus excitantes que le combat en soi.
Une plainte sourde fendit le silence. Je levai la tête, pivotant les oreilles lorsque je repérai le bruit d’un loup brun posté à une trentaine de mètres. Cain appelait Elena, redoutant sans doute qu’elle ait laissé tomber et fichu le camp.
Au bout d’un moment, elle apparut, spectre pâle sortant de l’ombre sans un bruit. Cain laissa échapper un gémissement plus prononcé et se mit à danser sur place, comme un chien qui voit son maître rentrer à la maison. Elena continua d’avancer vers lui, prenant son temps, queue basse mais tête haute. Elle s’arrêta à un peu moins de deux mètres de lui, le forçant à venir vers elle. Puis elle le regarda droit dans les yeux, telle une reine accordant à son sujet la permission d’approcher.
Cain se mit à faire les cent pas tout en gardant ses distances. Son langage corporel était parfaitement clair : elle établissait une hiérarchie, mais il ne savait pas quoi en penser et continuait à tourner en rond.
Lorsqu’il déclina son invitation à s’approcher et la renifler, Elena fit mine de tourner les talons. Encore une fois, c’était un comportement typique chez les loups. Elle ne le repoussait pas, mais se contentait de lui signifier d’une manière aguicheuse : « Bon, si tu n’es pas intéressé… »
Le cabot s’immobilisa. Alors qu’elle lui présentait le flanc, il pencha la tête et hérissa le poil. Je me relevai d’un bond, les griffes raclant contre la pierre, et étouffai un grondement d’avertissement. Mais avant que j’aie pu émettre le moindre son, Cain se jeta sur Elena.
Il l’agrippa et planta les crocs dans son épaule, lui faisant perdre l’équilibre. Je dévalai la pente tandis qu’il la projetait dans les airs. Elle heurta le sol, fit volte-face et plongea vers lui en poussant un grondement qui fendit l’air de la nuit. Cain laissa échapper un jappement de surprise et de douleur lorsqu’elle le mordit.
Je dérapai pour m’arrêter quinze mètres plus loin, toujours invisible. Les oreilles tournées vers l’avant, je plissai les yeux pour mieux observer et jauger la situation.
Au bout d’un moment, je regagnai mon perchoir, le regard rivé sur eux, prêt à redescendre en trombe si la bataille tournait en défaveur d’Elena.
Ils poursuivirent le combat, grognant leur hargne, agrippés l’un à l’autre telle une boule de fourrure maculée de sang. Je le sentais. Celui de Cain, et celui d’Elena. L’odeur fit monter un gémissement de mes entrailles. La chassant de mes narines, je me ressaisis, décidant de ne pas céder à la peur.
Enfin, Elena recula en montrant les crocs, nuque baissée, poils hérissés. Cain se releva et secoua la tête, projetant du sang partout. Elena me jeta un regard, se demandant si elle devait lui porter le coup de grâce ou suivre son plan.
Mes muscles se nouaient et se dénouaient alors que je le toisai. Deux fois plus gros qu’elle, il était trop imposant pour qu’elle tente de le terrasser à moins d’y être contrainte, et je priai pour qu’elle fasse le bon choix, celui de la sécurité. Et bien sûr, c’est ce qu’elle fit. Avec Elena, le bon sens prend toujours le pas sur l’ego. Retroussant les babines dans un dernier grognement, elle s’élança en direction du sentier.
Elle avait parcouru la moitié du chemin lorsque, dressant brusquement le museau, elle bifurqua pour faire le tour d’un chêne et rebrousser chemin. Je venais de regagner mon rocher lorsque je perçus les odeurs, canine et humaine. Je les suivis et aperçus un homme flanqué d’un fox-terrier qui s’avançait dans cette direction.
Elena suivit une boucle qui la ramena en arrière et se mit à décrire des cercles autour de tous les obstacles qu’elle pouvait trouver, essayant de gagner du temps. Je jetai un coup d’œil au promeneur. Un vieil homme et son vieux chien, qui arpentaient le chemin d’un pas lent, sans se rendre compte de quoi que ce soit.
Alors qu’Elena contournait un petit bâtiment, elle se baissa brusquement, ayant sans doute trébuché dans un trou creusé par un rongeur, pas assez profond pour la faire chanceler mais suffisamment pour la ralentir. Cain se rua sur elle. Il ne lui arracha qu’une touffe de poils à la queue. Lorsque son grognement de frustration résonna à travers le parc, le vieux chien leva le museau pour humer l’air d’un reniflement paresseux, puis reprit sa promenade aux côtés de son maître.
Elena disparut derrière le bâtiment. Un glapissement retentit, si bruyant que même le vieil homme leva la tête. Elena. Je me levai d’un bond. Elle sortit en trombe de derrière le bâtiment, tel un éclair blond rasant le sol, galopant à grandes foulées, Cain sur les talons.
Une troisième silhouette, plus large que les deux premières, s’élança du même endroit. Ça, c’était Cain ; je le reconnus à l’angle bizarre que formait sa mâchoire. Je reportai le regard sur Elena et le nouveau cabot qui la poursuivait. Cain avait appelé du renfort.
Je m’accroupis, prêt à bondir de mon rocher. L’homme et le chien tournèrent au coin et passèrent juste au-dessous de moi. Je regardai par-dessus mon épaule, en direction de la route principale, puis d’Elena, qui fonçait à travers le parc, se dirigeant vers la rivière, s’éloignant de moi à chaque foulée.
Une demi-seconde d’hésitation, puis je bondis par-dessus l’homme et son compagnon pour atterrir lourdement de l’autre côté. Le petit chien se mit à japper, un « kai-kai-kai » haut perché. Le vieil homme se mit à respirer bruyamment et crachoter, chacun de ses halètements faisant écho au martèlement de mes pattes tandis que je partais en trombe.
Cavalant comme un fou, je commençai à gagner du terrain sur Cain, mais il n’était pas le seul à m’inquiéter. J’avais reconnu l’odeur de l’autre cabot. Brian McKay. Celui qui avait propagé la rumeur sur mon bras blessé.
McKay n’était pas un petit morveux comme Cain. C’était un cabot aguerri qui s’était taillé une solide réputation d’assassin. Et il était juste derrière Elena, l’écart entre nous se creusant sans cesse.
— Allez, fais une volte ! Ramène-le vers moi !
Je savais qu’elle n’était pas en mesure de le faire. Elle commença enfin à virer de cap, mais vers l’est, en direction de la rivière, grimpant le long d’un talus qui flanquait une voie ferrée. Parvenue au sommet, elle redescendit à toute allure puis fit une nouvelle embardée, poursuivant sur sa lancée. McKay mordit à l’hameçon, bifurquant pour filer au bas de la colline, espérant sans doute lui couper la route en pleine descente. Lorsqu’elle vira de nouveau, il tenta de s’arrêter, mais tourna trop vite, perdit l’équilibre et dégringola au bas du talus.
Je modifiai ma trajectoire et filai droit sur McKay. Il me vit fondre sur lui et, dans un sursaut d’énergie, redoubla de vitesse, oubliant ses blessures alors qu’il fonçait à la poursuite d’Elena.
J’entendis un cliquetis de griffes sur le bois et compris qu’elle courait à présent sur les traverses. En parvenant au sommet du talus, je la vis traverser en trombe le pont de la voie ferrée, Cain à une dizaine de foulées derrière elle.
Je rattrapai McKay à l’entrée du pont, m’élançai et lui atterris sur le râble. On dégringola au bas de la pente tout en se battant, se mordant et s’arrachant des morceaux de chair et de fourrure.
L’année précédente, quand on s’était affrontés sous forme humaine, McKay m’avait vraiment poussé dans mes retranchements, ce qui ne m’était pas arrivé depuis des années. C’était un excellent combattant, de dix ans mon cadet. J’avais atteint l’âge où ces années de plus commençaient à faire la différence et mon bras esquinté n’avait pas facilité les choses. Mais sous forme animale, j’étais un adversaire acharné. Là, j’avais l’avantage, je savais mieux que quiconque – cabot ou frère de Meute – comment tirer parti de mon côté loup, comment être loup.
Le combat n’était pas facile pour autant. McKay avait une revanche à prendre. Je l’avais renvoyé dans ses pénates avec des os brisés et le visage ensanglanté. Mais ce n’était rien comparé aux blessures subies par son ego. Lorsqu’il avait rapporté l’histoire de mon bras « bousillé », on lui avait sûrement posé la question qui s’imposait : « Si son bras était en si mauvais état, pourquoi ne pas lui avoir réglé son compte ? » J’imagine que McKay avait dû s’en sortir en racontant des bobards – dans sa version j’étais sans doute accompagné de la Meute au grand complet –, mais cela n’empêchait pas la blessure de saigner. Il avait eu l’occasion de me tuer et il avait tout foiré.
On roulait furieusement, chacun s’efforçant de trouver une prise, lacérant l’autre à grands coups de griffes et cherchant à mordre à l’endroit le plus critique : la jugulaire. Je réussis à m’en approcher, mais ne parvins qu’à lui arracher une touffe de poils. Lorsque je reculai, il me balança un coup de tête au bas du museau. Aveuglé par la douleur, je chancelai.
McKay poussa un grondement amusé et se rua sur moi. Je secouai la tête, feignant d’être désorienté. Au dernier moment, je bondis de côté. Il fit volte-face. Profitant du fait qu’il était déséquilibré, je plongeai sur lui, le frappant au flanc. Il tomba à la renverse et on dérapa sur l’herbe, fonçant à travers un petit buisson, les branches craquant sous notre passage.
Il baissa la tête, cherchant instinctivement à se protéger la gorge. Je visai le ventre pour le prendre au dépourvu. Il poussa un glapissement de surprise et de douleur en sentant mes griffes lui entailler la chair. Il tenta de se relever, donnant de grands coups de pattes, griffant tout ce qui se trouvait à sa portée, balafrant mon pelage, éraflant la peau au-dessous. Il ouvrit la gueule et la referma sur ma patte arrière, mordant jusqu’à l’os. Un gémissement de souffrance monta en moi, mais je le réprimai avant qu’il n’atteigne ma gorge. Si je lâchais prise, il s’enfuirait. J’avais l’occasion de prouver que j’étais toujours aussi vaillant et impitoyable malgré les années, que je n’étais pas accablé par un bras abîmé. L’occasion de tordre le cou aux rumeurs en supprimant le cabot qui leur avait donné naissance.
J’enfonçai les crocs dans son ventre, surmontant la douleur tandis qu’il s’acharnait sur ma patte. Lorsque j’eus la meilleure prise possible, je tirai de toutes mes forces, fermant les yeux pour me protéger du sang chaud qui jaillit quand je parvins à l’éventrer, ses intestins se répandant sur le sol.
Alors seulement, il relâcha sa prise. Puis, il se mit à se tordre, comme s’il pouvait encore s’échapper. Je l’attrapai par la gorge et l’envoyai s’écraser contre une poutre du pont. Un énorme morceau de chair s’arracha et son sang m’emplit la bouche. Je le lâchai. Il retomba, frémissant, agonisant. Le mordant à la nuque, je le soulevai et le jetai dans la rivière en contrebas.
Une mise à mort rapide, mais durant ces quelques minutes le sang qui battait dans mes oreilles masquait tout autre bruit, et ce ne fut que lorsque le cadavre de McKay atterrit dans l’eau que j’entendis enfin les grondements d’Elena. Je m’élançai à son secours. La morsure à ma patte m’élançait, mais celle-ci n’était ni cassée, ni ruisselante de sang. C’était déjà ça.
Elena s’était arrêtée au milieu du pont, face à Cain, tête baissée, les oreilles en arrière, le poil hérissé. Au début, le cabot sembla hésiter, bondissant en avant puis reculant comme un boxeur qui sautille sur place en attendant le signal de l’arbitre. Alors que je fonçais le long de la voie, les pattes martelant les traverses, il se plaça en position de combat. Visiblement, il pensait que c’était McKay qui arrivait en renfort.
Je ralentis, appuyant sur mes coussinets pour ne pas faire de bruit. Puis, juste derrière lui, je m’accroupis et poussai un grondement sourd. Il se retourna brusquement. S’il avait été sous forme humaine, il serait tombé. À quatre pattes, il ne fit que trébucher, les pattes raclant le gravier quand il pivota vers moi.
Retroussant les babines, je montrai les dents, puis secouai la tête en projetant des gouttes de sang. Il jeta un coup d’œil par-dessus mon épaule, priant sans doute pour que le sang provienne d’un oiseau ou d’un lapin. Ne voyant aucun signe de McKay, il comprit et fit volte-face, bondissant avant même d’avoir achevé son tour. Il réussit à parcourir deux foulées avant qu’Elena lui barre la route, grondant et claquant des mâchoires.
Il recula de deux pas et s’assit. Puis il nous regarda tour à tour, l’air perplexe, comme pour signifier : « Vous allez me sauter dessus, hein ? »
Elena se rua sur lui. Elle l’atteignit en pleine poitrine, le renversant en arrière. Ils tombèrent tous les deux sans cesser de se battre.
Le combat fut bref. Cain était effrayé et troublé, conscient que son pote était mort et que l’assassin se trouvait à un mètre cinquante de lui, attendant de lui faire subir le même sort. Il ne parvint qu’à arracher quelques touffes de fourrure pendant qu’Elena lui enfonçait les crocs dans le flanc, l’épaule, le ventre.
Enfin, lorsqu’elle le mordit à quelques centimètres de la gorge, la lâcheté prit le dessus. Il se dégagea et tenta de fuir. Elena lui sauta sur le dos. Elle saisit une de ses oreilles entre ses dents et la mordit si fort qu’il glapit de douleur, puis elle tira d’un coup sec, arrachant des lambeaux de chair. Il hurla et rua. Elle bondit à terre, le ramenant entre nous.
Il se retourna d’un bond et parcourut quelques foulées vers moi. Je poussai un grognement. Il nous regarda tour à tour, hésita un instant, puis se jeta entre les poutres et plongea dans la rivière.
Tandis qu’Elena passait la tête entre les barres d’acier pour l’observer, je lui tournai autour pour inspecter ses blessures. La plus sérieuse était une sale entaille au flanc. Je donnai un coup de langue pour ôter la terre. Mais lorsque j’entrepris un travail plus minutieux, elle me repoussa puis m’examina, flairant et léchant ma patte arrière, avant de juger que la morsure n’était pas fatale et de se placer près de moi.
On contempla Cain s’agiter dans l’eau.
Elle me jeta un coup d’œil, comme pour me demander : « Tu crois que ça suffit ? »
Je l’étudiai un moment, puis grognai, hésitant à lui répondre de manière catégorique. Elle pouffa, puis traversa le pont à grandes foulées. Je partis du côté opposé.
On joua pendant quelque temps avec Cain, courant le long des berges, plongeant sur lui chaque fois qu’il tentait de regagner la rive. Lorsqu’il montra enfin des signes d’épuisement, Elena donna le signal et on l’abandonna.
Aurait-il compris la leçon ? Probablement pas. Dans un an ou deux, il serait de retour, mais en attendant, il allait devoir retrouver ses potes avec une oreille lacérée et sans McKay. Et quelle que soit sa version de l’histoire, la conclusion serait claire : je restais fidèle à moi-même, et ils restaient dans la merde. Je ne souffrais d’aucun handicap et je ne m’étais pas rangé, installé confortablement avec ma famille. J’avais gagné un peu de temps.
Elena leva la tête, scrutant les buissons qui nous entouraient.
— Ne t’inquiète pas, dis-je. Personne ne peut nous voir.
— Détail dont j’aurais dû m’assurer il y a une dizaine de minutes.
Elle s’écarta de moi en prenant appui sur mon torse, sa peau chatoyant dans l’obscurité. Elle renifla l’air, cherchant à repérer l’odeur de Cain.
— La voie est libre. (Elle s’étira et poussa un long bâillement.) Un de ces jours, on arrivera à rentrer chez nous avant de faire l’amour.
— Pourquoi ?
Elle s’esclaffa.
— Bonne question, en effet.
Elle fit mine de s’éloigner de moi, mais je la maintins plaquée contre moi, les mains autour de sa taille.
— Pas tout de suite.
— Hmm. (Elle s’étira de nouveau, ses orteils me chatouillant les jambes.) Alors, quand est-ce que tu vas m’engueuler ?
— Pour être partie te promener dans les ruelles à minuit ?
— À moins que tu n’aies glissé une clause secrète dans les vœux de mariage, il me semble que j’ai encore le droit d’aller où je veux, quand je veux. Mais tu crois vraiment que j’irais traîner dans des allées obscures, dans une ville que je ne connais pas, dans le simple but d’aller acheter une bouteille d’eau ? Autant me coller une étiquette « Agressez-moi ! » dans le dos.
— Ben… Tu avais vraiment l’air de t’ennuyer un peu…
— Oh, arrête. Ce cabot nous suivait depuis ce matin. J’essayais de m’en débarrasser.
— Quoi ?
— Oui, je sais, j’aurais dû t’avertir. Je m’en suis rendu compte un peu tard, mais tu avais passé tellement de temps à préparer notre lune de miel que je ne voulais pas que ce cabot vienne tout gâcher. Je pensais que, si on lui fichait une bonne frousse, il regagnerait ses pénates avant même que tu n’aies remarqué qu’il traînait dans le coin.
— Euh…
J’essayai d’adopter un ton surpris. Un air surpris. Mais elle braqua le regard sur moi en plissant les yeux.
— Tu savais qu’il nous suivait.
Je haussai les épaules, espérant rester évasif.
Elle me balança une tape sur le bras.
— Tu comptais tout me foutre sur le dos et la fermer, hein ?
— Oh que oui.
Une deuxième tape.
— C’est ça que tu faisais pendant le dîner, hein ? Tu lui as défoncé la mâchoire. Je me disais bien qu’il avait une drôle de tronche et j’aurais juré sentir du sang quand on est revenus du restaurant. (Elle secoua la tête.) Communiquer. On devrait essayer, un jour.
Je me déplaçai légèrement, glissant le bras sous sa tête.
— Et si on commençait maintenant ? Si on parlait de ce voyage ? Tu t’ennuies. (Quand elle ouvrit la bouche pour protester, je la couvris de la main.) Il n’y a strictement rien à faire hormis rester terrés dans notre chambre d’hôtel, courir dans la forêt, et chasser des cabots. Ce qui est amusant, d’accord, mais on pourrait faire ça n’importe où. Alors, je me disais, il serait peut-être temps de songer à une deuxième lune de miel.
Elle éclata de rire.
— Déjà ?
— Je crois qu’on a fait le tour de celle-ci. Alors qu’est-ce que tu penses de ça ? On plie bagages, on rentre à la maison, on reste avec les gosses quelques jours, et puis on repart. Quelque part où on puisse se terrer et courir dans la forêt, mais sans craindre de tomber sur un cabot. Une cabane à Algonquin…
Elle se pencha sur moi, ses cheveux formant un rideau entre nous.
— Ce n’est pas le lieu que je t’ai suggéré quand tu m’as demandé la première fois ?
— Je croyais que tu voulais y aller mollo avec moi. On peut louer une cabane n’importe quand. Je tenais à ce que ce soit différent, spécial.
— Oh, mais ça l’a été. J’ai été traquée, poursuivie, attaquée… et j’ai eu l’occasion de foutre une dérouillée à un cabot de deux fois ma taille. (Elle se pencha encore, ses lèvres effleurant les miennes.) Une lune de miel exceptionnelle, offerte par un mari exceptionnel.
Elle me passa les bras autour du cou, roula sur le dos et m’attira contre elle.